Anastasia En 1918, la petite maison Ipatief est sans doute la mieux gardée de Russie: quatorze postes de garde, les uns tournés vers l'extérieur, les autres vers l'intérieur; autour de la maison, une double palissade séparée par un chemin de ronde. Derrière une lucarne du grenier, une mitrailleuse est en batterie. Ce luxe de précautions est justifié par des prisonniers de marque, le tsar Nicolas II, sa femme, Alexandra, et leurs cinq enfants, le tsarévitch Alexis et les grandes-duchesses, Olga, Maria, Tatiana et Anastasia. Les gardes attendent les ordres des Bolcheviks qui ont pris le pouvoir à Moscou.
Depuis la chute du tsar en mars 1917, le gouvernement ne sait que faire de la famille impériale. Gardée à vue dans un palais près de Léningrad avec quelques fidèles dont le docteur Botkine, la famille est ensuite envoyée dans la petite ville sibérienne de Tobolsk. Le pouvoir rouge est encore incertain; des armées blanches, fidèles au tsar, contrôlent une bonne partie de la Russie et tentent de trouver et de libérer le tsar qui demeure une carte politique aussi importante qu'embarrassante pour les Bolcheviks. En avril 1918, les prisonniers sont envoyés près de l'Oural, à Iekaterinbourg où on réquisitionne, pour les loger, la maison du citoyen Ipatieff. Pendant quatre mois, Nicolas et sa famille attendent. Seront-ils libérés par les armées blanches qui se rapprochent ou envoyés encore plus loin?
Le 16 juillet, l'ordre arrive, directement de Moscou. Jacob Yourovski, commissaire politique, prévient ses hommes. À minuit, ils amènent à la cave, la famille et les serviteurs du dernier tsar de Russie.
"Citoyen Romanov... les vôtres ont essayé de vous sauver... Nous sommes dans l'obligation de vous fusiller. Le tsar reste incrédule, l'impératrice fait le signe de la croix. Yurovski tire le premier coup de feu. C'est le signal du carnage. Les armes crépitent, les corps tombent. Les soldats vident leurs dernières cartouches sur les cadavres ensanglantés. Lorsque les armes se taisent, onze corps gisent sur le sol. On les achève à coups de crosse et de baionnette. On roule les cadavres dans des draps, on les emporte dans la cour. Un camion attend devant la porte. On y jette les cadavres. Au petit matin, un sinistre cortège roule dans la forêt. Les voitures suivent une piste défoncée et s'arrêtent à une vingtaine de kilomètres de la ville, dans une sorte de clairière. Au milieu, un puits de mine desaffectée. Déshabillés, les corps sont sectionnés et arrosés d'essence.
Le bûcher va brûler trois jours et trois nuits. Dissous dans de l'acide, les restes carbonisés, les effets personnels sont jetés dans le puits de la mine. On termine juste à temps; le 25 juillet, l'armée blanche de l'amiral Koltchak, un fidèle du tsar, s'empare de la ville. Ils trouvent quelques traces du massacre, des lambeaux de vêtements, des dents, des lunettes et les baleines de corset des grandes-duchesses.
L'INCONNUEUn soir de février 1920, au bord du canal de la Landwehr, à Berlin, une femme emmitouflée dans un grand châle misérable regarde fixement les eaux du canal. Un policier, non loin, n'y prête pas attention. Soudain, elle saute, se débat au milieu des glaçons. Le policier saute à son tour et la ramène sur la berge. Elle est jeune, plutôt jolie, pauvrement vêtue. Elle porte des bas noirs, des souliers montants noirs, une jupe noire, du linge de toile grossier, sans initiales, une blouse et un grand châle. Aucun papier. Elle ne dit pas un mot, pas un seul. Les policiers la conduisent à l'hôpital.
L'inconnue reste là, assise sur son lit, indifférente à ce qui l'entoure, silencieuse, les yeux fixes. Ce n'est qu'à la fin de mars qu'elle dit enfin quelques mots, en allemand:"Je ne veux rien savoir de personne". Le 30 mars 1920 elle est transférée dans un asile d'aliénés. Un an et demi passe.
UNE VOISINEC'est une tranquille: jamais de crise, rien, sauf quand on essaie de la photographier. Elle lit beaucoup et commence à dire quelques mots à sa voisine de lit, Marie Peuthert, une blanchisseuse de cinquante ans, autrefois couturière en Russie. Un jour, celle-ci lui montre un article de journal ou on voit les trois filles de Nicolas II. L'inconnue est troublée; sous le coup de l'inspiration, l'ex-couturière lui dit: "Je sais qui tu es."
-"Tais-toi" répond la rescapée.
Quelques jours plus tard, Marie lui prête un Gotha, le Larousse des nobles de l'Europe. Des semaines durant, l'inconnue se plonge dans la lecture. En janvier 1922, quand elle quitte l'asile, Marie promet à l'inconnue de s'occuper d'elle.
ANASTASIA ?
En mars 1922, Marie rencontre le capitaine Schwabe, un ancien du régiment des cuirassés de l'impératrice de Russie. Il accepte de venir voir l'inconnue. Il lui parle doucement. À sa grande surprise, l'inconnue ne comprend pas le russe. Elle ne reconnaît pas la photo de l'impératrice , sa mère. Amnésie? Possible, la guerre a prouvé que des personnes peuvent oublier complètement leur langue maternelle. Schwabe juge l'affaire assez importante pour prier des familiers de la famille impériale de visiter l'inconnue.
A Berlin, la nouvelle ne fait qu'un tour dans les milieux de l'émigration russe qui inondent l'inconnue de fleurs et de présents. Les résultats des visites ne sont pas concluants: la baronne Iza Buxhoeveden, demoiselle d'honneur de la famille impériale qui connaît les grandes-duchesses depuis leur enfance et qui était encore dans la maison Ipatieff six semaines avant le massacre, ne voit aucune ressemblance entre Anastasia et l'inconnue qui ne reconnaît même pas des objets personnels de la famille impériale. Mais la nourrice d'Anastasia et Tatiana Bodkine, sa camarade de jeu la reconnaissent sans hésiter.
La baronne Kleist demande à l'asile de lui confier l'inconnue. Le petit appartement des Kleist ne désemplit pas. Tous les Russes réfugiés à Berlin veulent voir celle qu'on appelle la petite Annie. On lui apporte des photographies, des livres, on lui raconte longuement les beaux jours d'avant la révolution.
Au cours des mois qui suivent l'inconnue, confiante, raconte son histoire. Elle était dans la cave d'Iekaterinbourg. Cachée derrière Tatiana, morte sur le coup, blessée par les coups de revolver, elle s'était évanouie. Quand elle avait repris connaissance, elle était cachée au fond d'une charrette occupée par deux hommes et deux femmes. Les hommes étaient deux frères, appelés Tchaikovski, des gardes bolcheviks qui, ayant refusé de prendre part au massacre, avaient été chargés d'enlever les cadavres. En enlevant les corps, ils s'étaient aperçus qu'elle respirait encore. Ils avaient alors décidé de lui faire quitter clandestinement la Russie.
Anastasia, terrifiée par les bolcheviks, continua à se cacher. Elle finit par épouser un des frères, dont elle eut un enfant en décembre 1918. Peu après, son mari reconnu dans la rue par des agents bolcheviques, fut arrêté et exécutécomme déserteur. Anastasia eut alors une dépression nerveuse. L'enfant lui fut retiré pour être confié à une autre famille. Serge son beau-frère, décida de la conduire à Berlin, ou elle sera plus en sécurité. Mais, le jour même de leur arrivée, en février 1920, Serge disparut à son tour. A bout de fatigue et de désespoir, Anastasia avait alors décidé d'en finir et s'était jetée dans un canal.
Son histoire rend un tel son de vérité que bien des exilés de la noblesse russe, parmi les plus notoires, sont gagnés à sa cause; mais d'autres l'accusent d'imposture. Le 12 août coup de théâtre. Annie disparaît soudain du domicile du baron. Pendant trois jours aucune nouvelle. À son retour, aucune explication; mais elle ne porte plus les mêmes vêtements.
L'inspecteur Grunberg l'héberge. Annie semble épuisée. La princesse Irène, soeur de Nicolas II, vient la visiter, incognito. Pour la première fois Annie est en présence d'un membre très proche de la famille impériale. La princesse ne la reconnaît pas du tout. Par contre, une autre réfugiée russe, Harriet von Rathlef-Keilman,40 ans, est convaincue. L'ancien valet de chambre de la tsarine, Volkof est envoyé par l'impératice douairière et son frère. Il revient sceptique. Physiquement, il ne voit pas de ressemblance mais elle a très bien répondu à toutes ses questions. On décide d'envoyer un témoin décisif, le francais Pierre Guillard.
ET SI C'ETAIT LA PETITE ?Précepteur du tsarévitch, il a vécu douze ans dans l'intimité de la famille, voyant Anastasia tous les jours. Il a même séjourné dans la maison Ipatieff. Il ne la reconnaît pas non plus, mais elle connaît des détails troublants de l'intimité des grandes-duchesses, comme le nom affectueux "Schwibs" que la grande-duchesse Olga donnait à Tatiana ce que peu, très peu de personnes savaient.
En octobre 1925, les Guillard reviennent en Allemagne accompagnés de la grande duchesse Olga. L'entrevue n'est pas concluante; sauf une chose, l'inconnue croit vraiment qu'elle est Anastasia. Durant les années qui suivent, l'inconnue, qui a commencé une lutte juridique pour se faire reconnaître, est l'invitée de la diaspora russe. Elle séjourne aux Etats-Unis ou on lui donne un nom legal, Anna Anderson. Elle a mauvais caractère, traite les gens de haut et sa naiveté l'entraîne malgré elle dans des escroqueries visant à s'approprier la fortune du tsar.
La plupart des personnes qui auraient pu l'identifier avec certitude sont mortes. Quant aux survivants, ils risquent de perdre leur part de l'héritage des Romanov si la jeune fille est bien Anastasia. Les intérêts en jeu sont considérables. On raconte qu'une grande partie de l'immense fortune des Romanov a été placée dans des banques suisses et anglaises juste avant la révolution. On avance le chiffre de 7 milliards de francs, seulement pour les valeurs en espèces. Les domaines et les biens du tsar en Allemagne représentent quelques milliards supplémentaires. Aussi, on n'est pas surpris lorsque les membres de la famille impériale qui l'avaient reconnue, se rétractent soudainement.
Le grand duc Cyrille, cousin du tsar, désormais chef de la famille Romanov et prétendant de la couronne, refuse de lui accorder seulement une entrevue et déclare que l'affaire est classée.
Anastasia assure que son oncle, le grand-duc Ernest de Hesse, s'était rendu d'Allemagne en Russie en 1916, alors que les deux pays étaient en guerre. Le grand duc accusé ainsi d'être un traître, refuse de reconnaître qu'elle est Anastasia et fait pression sur les autres membres de la famille. Toutefois, la princesse Irène de Prusse, soeur de la tsarine, affirme que le front et les yeux de la jeune fille sont bien ceux d'Anastasia, et le grand-duc André, cousin du tsar, déclare qu'il s'agit effectivement de la duchesse.
En 1933, la cour de justice de Berlin reconnaît les prétentions de six survivants de la famille impériale sur les propriétés du tsar en Allemagne, ce qui revient à tenir pour assurée la mort d'Anastasia.
La lutte d'Annie n'est pas terminée; pendant que ses avocats tentent de faire annuler le jugement, elle se soumet à des examens médicaux détaillés. Les rayons X révèlent de sérieuses blessures à la tête qui peuvent avoir été provoquées par la crosse d'un fusil, et une cicatrice à l'omoplate droite qui ressemble beaucoup à celle que présentait Anastasia selon les documents médicaux de la famille impériale. La Seconde Guerre mondiale empêche l'affaire d'être portée devant les tribunaux.
Durant l'après-guerre les historiens découvrent que le grand-duc se trouvait bien en visite en Russie à l'époque dont parlait Anastasia. Mais en mai 1968, le tribunal de Hambourg prononce un arrêt défavorable; Anna abandonne. Elle meurt en février 1984. Pendant des années, en fait jusqu'à la chute du communisme et Russie, beaucoup demeurent persuadés que l'histoire des Romanov ne s'est pas terminée dans la cave de Iekaterinbourg et rappellent que le prénom Anastasia signifie "La Ressuscitée". Mais l'ouverture des archives de la police secrète bolchévique et surtout les analyses de l'ADN prouvent hors de tout doute que, si Anna était sincère, elle n'était pas "la ressuscitée".