Exhumeur d’un «massacre oublié»
Ulrich Maass. Août 44, le jour de la Libération, 124 habitants de Maillé, en Indre-et-Loire, sont abattus par des soldats du IIIe Reich. Soixante-quatre ans après, un juge allemand rouvre l’enquête.
Envoyé spécial à Maillé ÉDOUARD LAUNET
QUOTIDIEN : vendredi 18 juillet 2008
Dans le petit cimetière du village, au pied d’une imposante stèle de granit érigée «à la mémoire des 124 victimes du massacre du 25 août 1944», il est venu déposer une gerbe de fleurs jaunes et blanches, ceinte d’un ruban vert portant son nom : «M. Ulrich Maass, procureur général de Dortmund.» A la mairie, en cette même matinée de mardi, il a déclaré face aux habitants et à la presse, la gorge nouée : «J’ai honte de ce qui a été commis ici par les Allemands et je veux m’en excuser auprès de la population et des descendants des victimes.» Puis la presse est repartie - 11 télévisions, 7 radios et une vingtaine de journaux du monde entier, a compté le maire Bernard Eliaume - et le travail a commencé. L’Allemand Ulrich Maass, magistrat de 63 ans spécialisé dans les crimes de guerre, a ouvert son enquête, assisté de deux commissaires de la police criminelle de Stuttgart et de plusieurs gendarmes français (puisque c’est une procédure en terre étrangère par le biais d’une commission rogatoire internationale). Il s’agit de savoir ce qui s’est exactement passé il y a soixante-quatre ans dans le «village martyr» de Maillé, en Indre-et-Loire, au sud de Tours. Quels sont les auteurs du massacre ? Comment ont-ils procédé ? Pourquoi une telle sauvagerie ? La plus jeune victime avait 3 mois, la plus âgée 89 ans.
Reconnaissance. Ces questions, la France a cessé de se les poser depuis bien longtemps. Maillé, c’est un«massacre oublié», occulté, notamment parce qu’il s’est produit le jour même de la Libération de Paris. Si bien que ce drame - le pire du genre après Oradour-sur-Glane et ses 642 victimes civiles - n’a jamais eu de reconnaissance nationale. Un officier allemand, Gustav Schlüter, a bien été condamné par contumace à Bordeaux en 1952 (l’homme est mort tranquillement chez lui en Allemagne en 1965), mais les faits n’ont jamais été véritablement éclaircis. En Allemagne, où les crimes de guerre sont imprescriptibles et où la justice a regagné dans les années 1970 le droit d’en poursuivre elle-même les auteurs, le procureur Maass a décidé de rouvrir le dossier il y a trois ans.
Jusqu’au 13 décembre 2004, le drame de Maillé est presque inconnu outre-Rhin. Ce jour-là, Ingo Fellrath, ancien professeur d’allemand à l’université du Mans, fait paraître un article sur l’affaire dans la Frankfürter Allgemeine. Six mois plus tard, le maire du village, accompagné de l’historien Sébastien Chevereau et d’un rescapé, Serge Martin, dont toute la famille a été décimée le 25 août, est invité à Stuttgart par deux universitaires pour présenter les éléments en sa possession. Le commissaire Berndt Schneider, un des huit membres de la police criminelle du Land spécialisée dans les crimes de l’armée et de la Waffen SS est présent. Il rapportera les faits à Ulrich Maass, qui, le 1er août 2005, rouvre officiellement le dossier.
Trois ans plus tard, le village tourangeau de Maillé fait donc enfin connaissance avec l’homme de Dortmund, élégant, affable, un peu timide. C’est assurément un amoureux de la France, où il eut naguère deux petites amies lors d’échanges scolaires. Il a fait, depuis, une quarantaine de séjours dans notre pays, avec sa femme et ses deux fils. Il parlait naguère un bon français, ce qui a poussé son supérieur à lui proposer en 1977 de prendre en main, à l’âge de 32 ans, les affaires de crimes de guerre. «Mon chef m’a dit : "Vous verrez, ça risque d’être intéressant et il y aura beaucoup de travail."» Trente ans plus tard, Maass gère une dizaine de dossiers en Pologne, en Grèce, en Italie, en Ukraine, en Tunisie. Il vient de présenter un acte d’accusation contre un officier qui a abattu froidement trois civils en Hollande. L’assassin, 86 ans, vit à Aix-la-Chapelle.
Fac-similés. C’est la première visite du procureur à Maillé (700 habitants aujourd’hui, 500 en 1944). Il dit avoir été «ému» par l’accueil du village. Lequel, il est vrai, sait gré à cet Allemand providentiel d’avoir réveillé le dossier : enfin la presse nationale et internationale consent à s’intéresser à son drame. Mercredi matin, les deux commissaires allemands et les gendarmes sont partis faire des relevés GPS dans une quinzaine d’endroits, dans et autour du village, pour donner une topographie précise aux événements, tandis que le procureur visitait la Maison du souvenir de Maillé en compagnie du maire. C’est devant les fac-similés de deux billets laissés par les auteurs du massacre sur des cadavres que le magistrat s’est arrêté le plus longuement. «C’est la punission des terrorists et leur assistents», est-il écrit. Ces billets, dont les originaux reposent aux archives départementales, sont les uniques pièces à conviction du dossier. Les seules autres traces restantes du drame sont des impacts d’obus dans l’escalier de bois de l’ancien café Boutet (aujourd’hui le Relais vert). Après le massacre, le village a été aplati au canon : 80 obus sur un bourg de 60 maisons.
Mercredi après-midi, le procureur s’est rendu aux archives départementales de Tours. Jeudi, il s’est déplacé dans une école de jeunes filles de Châtellerault, où quatre meurtres ont été commis le jour du massacre, sans doute par les mêmes auteurs. On parle de jeunes SS surexcités. Ulrich Maass, qui ne souhaite pas détailler les éléments dont il dispose, se donne encore un à deux ans pour y voir clair. Il reviendra sans doute en novembre.